samedi 23 octobre 2010

Tempo de Canequinha

Dans un de mes précédents messages, j'ai évoqué assez succinctement la vie et l'œuvre de Sérgio Frusoni, qui a laissé dans la mémoire collective la morna "Tempo de Canequinha", une morna atypique de par sa structure et son texte décrivant non sans nostalgie une époque révolue où São Vicente brillait de mille feux grâce à son port qui faisait affluer marins, étrangers, et donnait du travail à beaucoup d'habitants, tout en conférant un certain prestige à la ville par l'afflux de richesses tant matérielles que culturelles. Voici comme promis une partition permettant de mieux connaître cette morna.
J'ai souvent été sceptique quant à la transcription de la musique cap-verdienne, issue d'une tradition orale, dans un cadre technique qui a été inventé et développé à l'origine pour la musique classique. D'une part, parce qu'il est dangereux d'enfermer dans une forme définitive une mélodie qui n'a cessé d'évoluer de génération en génération, parce que les interprètes eux-mêmes ne se sont pas mis d'accord ni sur une ligne mélodique univoque ni sur un texte unique. D'autre part, parce que la musique cap-verdienne est faite toute de syncopes, d'anacrouses, de retards, de points d'orgues dramatiques, qu'il ne convient pas d'écrire - car ils dépendent de l'humeur et de l'interprétation des chanteurs - mais dont l'absence sur une partition dénaturent complètement la portée poétique de ce style musical. Ainsi, un musicien ne se fiant qu'à la partition passerait à côté du sens même de la morna, et lui donnerait un caractère insipide autant qu'inexact.
Le célèbre professeur de musique mindelense, Jorge Monteiro (surnommé Jotamont) s'est efforcé, dans un souci louable de préservation du patrimoine culturel de son pays, de retranscrire quelques-unes de ses propres compositions ainsi que des œuvres plus anciennes de Eugénio Tavares, B. Leza, et d'autres. Si ces partitions sont importantes et jouent un rôle d'archive, je suis convaincu qu'elles ne doivent pas êtres interprétées à la lettre. Elles sont là pour dessiner une esquisse de ce que pourrait être telle ou telle mélodie. A l'interprète d'y ajouter toute la force et le caractère qu'il convient. C'est ainsi que je le conçois, et que je demande au musicien de passage qui trouvera cette partition de réagir!


mercredi 20 octobre 2010

Hommage à Eugénio (1/2)

Il y a quelques semaines, le Cap-Vert célébrait le 80ème anniversaire de la mort d'Eugénio Tavares, figure emblématique de l'histoire culturelle de ce pays. Aujourd'hui, nous revenons sur ce personnage à l'occasion du 149ème anniversaire de sa naissance - en espérant que dans un an, les commémorations seront à la hauteur de l'événement.
Né le 18 octobre 1861 sur la petite île de Brava, de père espagnol et de mère originaire de Fogo, Eugénio Tavares perdit très tôt ses deux parents. Il fut recueilli par José et Eugénia Martins de Vera Cruz, tous deux originaires de l'île de Madère, et appartenant à une classe aisée et intellectuelle. José était chirurgien, et s'était illustré dans son combat contre la fièvre jaune et le choléra en Guinée. Il mènera également une carrière politique à Brava, où il sera élu plusieurs fois maire. Sa femme avait été mariée à un poète de Madère. L'environnement familial était donc propice au développement intellectuel d'Eugénio, et à son intérêt pour les arts.
Le petit Eugénio fait ses début en poésie à l'âge de 12 ans. C'est à cette époque qu'il commence également l'apprentissage de la guitare. A 15 ans, son talent pour les lettres est remarqué par Luis Medina e Vasconcelos qui publie un de ses poèmes (écrit en portugais) dans un recueil de textes africains. Cette petite gloire le pousse à quitter le monde rural de Brava pour la ville de Mindelo, avec l'idée de développer son talent. Très vite, Eugénio apprend l'anglais et le français et collabore à différents journaux locaux. Il tombe sous le charme de cette ville qu'il considérera comme sa seconde terre, et en fera de nombreuses descriptions dans ses articles. A cette époque, Mindelo était, avec son port, un point de passage entre l'Amérique du Sud, l'Europe, le Sud de l'Afrique et même l'Asie. Il se dit que Mindelo accueillait alors pas moins de 100 000 passagers par an. Cet environnement multiculturel et cette ouverture sur le monde extérieur a profondément marqué Eugénio Tavares tout au long de sa vie.
A l'âge de 21 ans, il part pour l'île de Santiago, où il est nommé receveur-général des finances du district de Tarrafal. Cette expérience sur l'île qui abrite la plus ancienne cathédrale du monde colonial, bien que plus courte et différente de celle de Mindelo, l'aura également durablement marqué, et aura été une étape importante dans son cheminement à la rencontre du peuple cap-verdien et de ses traditions. Au bout de quelques mois, il retourne à Brava où il a été muté. C'est vers cette époque que naît son engagement en faveur de son peuple, opprimé par le colonisateur et victime d'injustice. Il se donne pour idéal "le bonheur et la réhabilitation du peuple cap-verdien".
Ces thèmes seront abordés dans de nombreux articles qu'il fait paraître avec un groupe d'écrivains dans les journaux. Il compte d'abord sur la bienveillance de son ami le gouverneur Serpa Pinto. Mais lorsque ce dernier rentre au Portugal et est remplacé par João de Lacerda, une censure plus forte est immédiatement instaurée. Lacerda ira jusqu'à interdire toute évocation de l'idée de famine dans les articles d'Eugénio. D'autres notables se sentent également menacés par la plume de Tavares, et vont fomenter un complot, ou plus précisément une diffamation, en inventant de toute pièce une histoire de détournement de fonds publics. Cet épisode va conduire Tavares à s'exiler aux Etats-Unis pendant quelques années aux Etats-Unis. Là, il fonds un journal, Alvorada, dans lequel il prend la défense des émigrés.
Mais cette expérience à l'étranger est largement vécue comme un échec, et Tavares ne parvient pas à s'adapter à cette nouvelle vie. Après plusieurs retours clandestins à Brava, il s'y réinstalle définitivement en 1910, à la faveur du changement de régime au Portugal qui amène la République. Il collabore par la suite à plusieurs journaux, notamment "A Voz de Cabo Verde". Il est enfin innocenté, 20 ans après la première sentence, qui aura laissé un souvenir douloureux dans sa vie. Il peut alors se consacrer pleinement à ses deux passions, la musique et la poésie, qu'il réunira subtilement dans ses chansons. Toujours aussi préoccupé par les conditions difficiles dans lesquelles vivent ses compatriotes, il fonde, avec l'aide de plusieurs personnes, une école, et crée un groupe musical constitué d'instruments à cordes.
En 1927, il est invité par le gouverneur Guedes Vaz, à participer à un séminaire sur la poésie, qui se tient à Mindelo. A cette occasion, on lui rend un hommage appuyé, ainsi qu'à d'autres poètes renommés de l'archipel (Januário Leite, José Lopes ou encore Pedro Cardoso). A son arrivée au port de Mindelo, le poète fut acclamé par une foule en liesse, qui le porta jusqu'à la place de l'hôtel de ville, au son des vivat.

A suivre...