dimanche 21 novembre 2010

Qu'est-ce que la morna? B.Leza tente de répondre à cette question...

Cela faisait peu de temps que l’on avait éclairé les rues à la lumière électrique.

Dans la ville de Praia déjà assoupie régnait un silence sépulcral, à peine rompu par les sons lointains des instruments que l’on accorde, qui s’échappaient du numéro 44 de la rue du Dr. Miguel Bombarda, dont la porte demeurait fermée.

Tout à coup, la porte s’entrouvrit et quelqu’un annonça avec joie : « ça y est, nous avons de la lumière ! »

A cet instant, l’astre des nuits dans sa course incessante, tel un gigantesque disque argenté, apparaissait au zénith, tournant vers la Terre son regard divin et triste.

Incomparables nuits d’un été tropical, au cours desquelles la « Diane » s’attarde un instant au-dessus du Cap-Vert et offre à la jeunesse une des plus belles scènes qui lui soit donné de vivre !

Du numéro 44, d’où l’on percevait le son des instruments, sortit un groupe de jeunes gens, chacun portant un instrument déjà accordé.

Puis sortaient un à un d’autres garçons, prêts à accompagner la « troupe » dans sa promenade nocturne.

Lentement, le groupe se mit à suivre le chemin qui mène au Montagarro, formant deux files qui stationnèrent quelques minutes devant le bâtiment de la compagnie nationale du télégraphe.

Le passant qui se trouvait là à cette heure avancée de la nuit pouvait dénombrer dans la deuxième file deux violons, quatre guitares, un cavaquinho et une mandoline.

A l’issue d’une brève discussion, les musiciens reformèrent leurs rangs et entamèrent dans une cadence à la fois suave et profonde une tendre morna… une des plus caractéristiques du Cap-Vert, à savoir « Resposta di Segrêdo co Mar ».

La première file, qui ressemblait à l’avant-garde d’un cortège, s’engouffra dans la rue Sá da Bandeira, emportant derrière elle les musiciens.

Les cordes des violons gémissaient sous les doigts des interprètes, celles des guitares sanglotaient tandis que le cavaquinho et la mandoline émettaient des cris de lamentations harmonieux.

A plusieurs endroits, les lumières feutrées se mêlaient aux pâles et suaves rayons de la lune, et au beau milieu surgissaient des têtes d’hommes, prêtant l’oreille à cette sérénade.

Plusieurs minutes plus tard, le cortège musical s’arrêta sur la place des Gouverneurs, en face du palais du gouvernement.

L’on pouvait déjà conter, à ce moment, une trentaine de spectateurs, de curieux, qui attirés par la musique venaient former la queue du cortège.

Après un petit intermède, la musique recommençait, toujours avec la même cadence. La légère brise du Nord venait au contact des magiques instruments et se chargeait de leurs notes remplies de larmes, pour aller ensuite lécher la surface agitée de la mer, qui berçait nonchalamment ses ondes paresseuses.

Entre temps, le premier magistrat de la Colonie s’était levé et à sa suite, son illustre famille.

Son Excellence apprécia, en cette nuit nostalgique, le sentiment expressif du dissident peuple capverdien.

On avait fini de jouer « Resposta di Segrêdo co Mar ». Les instruments laissaient désormais s’échapper les notes harmoniques qui dans leur lamentation entonnaient « Unino », une morna d’une mélancolie à la fois grave et profonde.

Lorsque cette deuxième morna fut terminée, des applaudissements en provenance du palais se firent entendre, en signe de remerciement.

Finalement, après plusieurs détours à travers la ville, et quelques haltes aux portes des maisons, la « troupe » se retrouvait au numéro 44, d’où elle était sortie, laissant dans chaque cœur une certaine nostalgie et dans chaque âme un souvenir de cette nuit indescriptible.

Trois coups rythmés marquèrent les trois heures du matin à l’horloge municipale. Le ciel calme et silencieux, l’atmosphère légère et pure de cette claire nuit de pleine lune, invitaient le passant à attendre dans la rue l’apparition de l’astre diurne. On aurait dit un matin de printemps !

Ainsi, ce fut lors de cette nuit purement capverdienne que j’eus l’audace d’interpréter le sentiment lyrique de cette chanson créole que l’on appelle tout simplement Morna.

En effet, le peuple capverdien, à l’instar de tous les peuples civilisés, possède également son type de chanson poétique.

La chanson poétique des Capverdiens, c’est la Morna – chanson grandiose, d’inspiration profonde qui pénètre l’âme délicieusement.

Telle l’âme chagrine du peuple capverdien opprimé, la Morna est souvent triste. Pourtant, la Morna a ses propres variations : elle est triste lorsqu’elle traduit une tristesse, une fatalité ou un événement malheureux, par exemple :

Le naufrage d’un navire, une mort funeste, ou d’autres fatalités, comme le départ des émigrés qui embarquent pour l’Amérique ou pour un autre pays étranger – tout ces moments sont repris en chanson, sous la forme de mornas plaintives qui expriment toute la sensibilité du peuple capverdien :

Partida ê dôr â mâ tristéza
Quem invental câ temba amor !
Partida ê dôr na nôs pêto,
Di quêm que no dixá co dor

L’amoureux que la distance sépare de sa tendre « cretcheu » lui compose une Morna triste et expressive : »

O mar di Deus – ó mar sem fundo
Para um minuto ês bô raiba,
Bô dixâm frabo um segredo profundo
Pa bô lebâ pobre di nha crectcheu !

Ou encore, le drame d’un amour malheureux. Par exemple : un jeune homme épris qui se suicide à cause de l’infidélité de sa « cretcheu » ou en raison de quelque autre obstacle à leurs amours.

… bô quê Cristo na bô falar
Si bô amâm m’ta bêm ser ôto Jesus
Si bô, bu câ amâm m’ta morrê na mar.

Les années de sécheresse qui rendent les champs stériles, peuvent également inspirer une Morna langoureuse.

Le voyageur qui, lors de son retour d’Amérique rencontre une mer calme… tellement calme qu’elle retarde le navire dans sa traversée, se languit et pour tuer son ennui, se met à composer une Morna :

Ó mar azul
Ó mar di anil sagrado,
Mar bendito…
Mar pâ Dês bensoado!
Roncâ bô bai,
Roncâ bô bai pa Sul –
Que mim, m’ ta sperabo
Que m’ tem carta pam dabo

Et c’est toujours avec le regard tourné vers la mer que le peuple capverdien, aventurier par excellence, pleure ses chagrins, à travers la Morna.

En revanche, si une année les récoltes sont bonnes, ou si les émigrés reviennent couverts d’or et de dollars, alors la joie est à son comble. Alors, des quatre coins du Cap-Vert l’on entonne la Morna avec allégresse, exprimant ainsi l’insouciance d’un peuple simple.

Sur Brava, l’île de l’insouciance et des mille fleurs, la joie est telle que lorsque reviennent les émigrés, les belles jeunes filles les accueillent en chantant les magnifiques Mornas du grand Eugénio :

Ó bai, ó bai dja bô triste !
Dinhêro di mar dja bô caro !
Ó bem, ó bem dja bô doce!
Dia di bem dja bô claro ! etc…

On fleurit alors des mâtures jusqu’aux voiles les navires en provenance d’Amérique, on allume des brasiers immenses qui ne s’éteignent pas avant l’aube pour permettre aux embarcations d’accoster l’île pendant la nuit – et tout cela se retrouve exprimé dans la Morna.

L’amoureux transi qui ressent une passion véritable pour sa belle « cretcheu » - une jeune mulâtresse aux yeux noirs (tels des « raisins mûrs »), aux lèvres fines (« petite bouche au goût de miel »), aux cheveux noirs, à la poitrine pareille à deux citrons mûrs, au corps mince et gracieux – qu’il a de la chance celui-là ! – et il le fait savoir, en composant à sa svelte petite créole les vers rythmés de jolies Mornas sensuelles.

Enfin, tout… tout ce qui est capverdien se retrouve exprimé au travers de la Morna.

Ainsi, nous pouvons dire que la Morna dans la bouche des Capverdiens est à la fois un enfant qui pleure et un enfant qui rit. C’est à la fois la pauvreté et la richesse du Cap-Vert, fièrement incarnées dans une musique harmonieuse et sentimentale.

Il n’existe qu’une seule terre qui connaisse la Morna, qu’un seul peuple qui connaisse ses vers : le Cap-Vert et le peuple capverdien.

C’est pour cela que le Capverdien est capable de s’émouvoir lorsqu’il entend une Morna, qu’il se trouve au Cap-Vert ou à l’étranger, parce qu’il est le seul à pouvoir la comprendre, parce qu’il est le seul à qui il soit donné de connaître, ressentir, interpréter l’âme de sa terre.

La Morna, qui rassemble en elle tout le lyrisme de ce peuple sensible, s’apparente au fado portugais ou au tango argentin. En effet, pour le Capverdien, la morna chantée représente ce que représente le fado pour le Portugais. Quant à la morna dansée, elle possède l’expression et le rythme du tango argentin.

La Morna traditionnelle, qui de nos jours est chantée à travers tout l’archipel, est née sur l’île de Boa Vista, a grandi sur l’île de Brava, et a pris sa forme définitive sur l’île de São Vicente. Elle représente trois belles qualités artistiques de ces trois peuples : la musique, la poésie et la danse.

Sans craindre de nous tromper, nous pouvons affirmer que le peuple capverdien est – spirituellement – un peuple fort, pour ne pas dire un peuple riche.

De toutes les colonies du vaste empire colonial portugais, c’est le Cap-Vert qui, à toutes les âges de la vie, met le plus à l’honneur l’action colonisatrice du Portugal, alors même qu’il est celui qui doit le moins d’attention maternelle à sa Mère-Patrie.

Pourtant, nous, Capverdiens, nous sommes fiers de pouvoir tout exprimer dans notre Morna, parce que c’est elle notre richesse, c’est elle qui nous console et nous anime. Entendre une Morna, c’est en définitive le désir ultime du Capverdien sur son lit de mort – parce que la Morna est la saudade de toutes nos saudades.

Praia, 1932 (Uma particula da lira cabo-verdeana)

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